La cuisine de Kamal Mouzawak, une arme de réconciliation massive au Liban
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Comment vivre dans un pays qui a été déchiré par une guerre civile ? Autour de quels sujets rassembler des personnes de communautés, de cultures et de religions différentes qui hier encore s’entretuaient ? A quel langage universel avoir recours pour fédérer des populations multiconfessionnelles divisées ? C’est au travers d’un besoin vital commun à tous, celui de se nourrir, que Kamal Mouzawak choisit de participer à la reconstruction de son pays, le Liban. Depuis plus de 10 ans, il crée des lieux de rencontres, d’échanges, de vie et de paix : Souk El Tayeb, marché de producteurs pour créer des ponts entre ruraux et urbains ; Tawlet, restaurants coopératifs pour faire goûter et apprécier les saveurs uniques de chaque région ; Beit, maisons d’hôtes pour préserver et perpétuer les traditions architecturales et culinaires. Plusieurs initiatives, avec un seul leitmotiv : ‘Make food, not war !’

Après des études de graphisme, Kamal Mouzawak a parcouru son pays, le Liban, jusqu’alors inaccessible en raison de la guerre civile. En découvrant les différentes régions et populations, il a été autant touché que choqué de constater que ceux qui s’entretuaient auparavant pour des convictions religieuses ou politiques divergentes sont finalement « tous des êtres humains très semblables et accueillants… » Guide touristique puis journaliste voyage et cuisine, il a à cœur de faire découvrir les nombreuses richesses de son pays.

Avec son regard qu’il qualifie d’anthropologique, il « s’intéresse au pourquoi des choses et surtout au comment. Comment les faire évoluer pour faire gagner la paix et donc la vie ? » Kamal Mouzawak « ne comprend pas qu’on puisse être étiqueté selon des religions qui ont plus de 3.000 ans et n’accepte pas que les croyances soient une raison pour s’entretuer.» Il veut être acteur de la paix, provoquer des rencontres pacifiques entre les habitants de son pays et les fédérer autour d’un projet de vie positif.

Valorisation de l’agriculture locale et rencontres ŒCUMÉNIQUES

Kamal Mouzawak prend le parti de célébrer le point commun à toutes les communautés : la terre sur laquelle ils vivent, qu’ils aiment et respectent. La cuisine comme mode de communication universel permet de mettre en avant la richesse des productions agricoles et traditions culinaires de cette terre, quelles que soient les convictions de chacun.

Fils de producteur, Kamal Mouzawak a l’idée de créer en 2004 le 1er marché de petits producteurs et fermiers du pays : Souk el Tayeb. D’une dizaine de producteurs au départ, ils sont une centaine aujourd’hui à venir de toutes les régions du Liban et à vendre leurs produits deux fois par semaine, en plein air, dans le centre de Beyrouth. Les produits proposés sont frais, locaux et de saison.

Faire travailler ensemble des fermiers de toutes confessions, voilà le 1er projet fédérateur de Kamal. « Peu importe leur origine, appartenance religieuse ou politique. » Le Souk est un lieu d’unité et de paix pour des communautés auparavant fracturées. Un lieu où Sunnites, Chiites, Chrétiens de toutes communautés vendent et achètent leur nourriture.

Le Souk devient aussi un lieu de vie où ruraux et urbains échangent. « Ce contact direct entre producteurs et consommateurs révèle la dimension humaine de l’agriculture. Il met en avant le travail des petits producteurs familiaux, les valorise et leur apporte de la reconnaissance. La présence des petits producteurs eux-mêmes permet une transmission de leur savoir-faire et une pérennisation des traditions ancestrales du Liban, utiles pour les générations futures.»

Plus d’un tiers du Souk propose des fruits et légumes certifiés biologiques. On y trouve également de l’artisanat traditionnel : poterie, savons… Des ateliers pour enfants donnent accès à des activités éducatives ludiques, autour de l’histoire de la terre, de l’agriculture et des arts.
D’un point de vue économique, ce Souk protège aussi les intérêts de ces fermes à taille humaine, face aux producteurs industriels.

POUR LES FEMMES

Quand la petite histoire d’un plat, raconte l’Histoire d’un pays

S’il rend hommage à ceux qui travaillent la terre, Kamal Mouzawak souhaite aussi mettre en avant les femmes qui, dans l’intimité de leurs maisons, utilisent ces produits et les subliment avec des recettes traditionnelles. Il veut autant valoriser le travail de l’ombre de ces femmes que perpétuer leurs recettes, partie intégrante du patrimoine du pays.

Il ouvre alors Tawlet, un restaurant coopératif à Beyrouth. Du lundi au vendredi, une personne différente vient préparer dans la cuisine ouverte et servir sur des tables communes les spécialités de sa région.

Kamal ouvre Tawlet à des femmes installées au Liban depuis longtemps, puis à des réfugiées venues de camps palestiniens et à des réfugiées syriennes. « Généralement ces femmes n’ont rien pu emporter avec elles. Seulement l’expression la plus authentique et la plus sincère de leur histoire : leurs recettes de cuisine. En les reproduisant et les expliquant aux autres, elles retrouvent une place dans la société et peuvent progressivement s’émanciper financièrement.»

Par leurs plats, il s’agit de faire découvrir les traditions culinaires du pays aux clients aisés. « Chaque femme reçoit comme chez elle. Elle se raconte, partage les histoires de sa famille et de son village au travers de ses plats. »

L’occasion de rencontrer des femmes au foyer ou des réfugiées, toutes cuisinières amatrices qui font passer leur amour, leur personnalité et l’histoire de leurs régions dans leurs recettes. Au sein de ces brigades informelles, peu importe les convictions religieuses ou politiques. Au menu des conversations, entre les cuisinières et avec leurs hôtes, il n’y a que passion pour les bons produits et joie de partager des plats généreux !

Selon son objectif de départ, les initiatives de Kamal Mouzawak fédèrent les communautés et perpétuent les traditions. Mais elles permettent aussi l’émancipation des femmes qui y participent.

Certaines d’entre elles, initialement femmes au foyer deviennent chefs d’entreprise. Les exemples de femmes lançant ensuite leur propre activité de traiteur ou de restaurants ne manquent pas. Les parcours de Georgina Al Bayeh et Rima Massoud sont intéressants à plus d’un titre.

Georgina, une mère au foyer devenue entrepreneur

Née à Kfardlekous, un village du nord du Liban, Georgina Al Bayeh a étudié la psychologie. A la naissance de ses enfants (3 garçons d’aujourd’hui 19, 16 et 14 ans), elle se consacre à leur éducation et leur mitonne de bons petits plats. Mais elle s’ennuie vite lorsqu’ils sont à l’école…

Elle a alors vent des initiatives de Kamal et le contacte par Facebook. D’abord pour vendre l’huile d’olive fabriquée depuis plus de 80 ans par sa famille, dans les hautes plaines de sa région. Puis pour cuisiner chez Tawlet.

Elle avait l’habitude de cuisiner au quotidien pour les 5 personnes de son foyer, parfois pour 15-20 personnes lors de fêtes familiales. Mais là il s’est agi de cuisiner pour 60 personnes et plus… Une aventure qui l’a impressionnée au départ mais à laquelle elle a vite pris goût et qu’elle maitrise parfaitement aujourd’hui puisqu’elle a créé sa propre activité de traiteur, proposant produits locaux et plats de sa région. Ses spécialités : war’a inab atee (feuilles de vigne farcies), mjadrat el loubieh (ragoût de lentilles rouges, de boulgour et d’oignons frits), kebbet laqtine (boulette de boulgour, bœuf et potiron)…

Grâce au soutien de sa famille, Georgina s’épanouit dans cette activité professionnelle. Un exemple d’émancipation dans son village, elle ne compte pas s’arrêter là ! Elle imagine aussi donner des cours de cuisine chez elle et les enrichir d’une visite des oliveraies familiales.

Préservation des traditions, dans le respect de l’environnement, avec Rima

Quant à Rima Massoud, elle tenait un restaurant dans le Chouf (région naturelle au sud-est de Beyrouth, dans le Mont Liban) où elle servait les produits saisonniers des agriculteurs locaux. La naissance de ses enfants et la nécessité de s’occuper des terrains fruitiers familiaux l’ont écartée des fourneaux. Mais elle a toujours aimé le contact avec les autres et a saisi l’opportunité du Souk El Tayeb pour y valoriser ses produits et partager sa passion pour sa région.

Depuis 2005, Rima rejoint chaque semaine le Souk, en 1h de route. Aidée de ses enfants -deux garçons aujourd’hui âgés de 30 et 26 ans et une fille de 15 ans -, elle y vend ses mounehs* de pêches et de prunes, fruits typiques du Chouf. Elle confectionne également une compote de pêches de sa ferme, devenue très populaire et désormais vendue sous la gamme Souk El Tayeb.

Rima fait également évoluer sa ferme : obtention de la certification biologique « Liban Cert » et ouverture à la culture de légumes, dans un environnement plus durable.

Elle partage aussi son expérience avec les autres habitants de son village en transformant les produits des autres agriculteurs biologiques en mounehs*, en encourageant les plus jeunes à rester pour aider leurs ainés dans les travaux agricoles comme le font ses propres enfants etc.
Elle est l’incarnation d’une histoire de réussite personnelle qui rayonne sur son entourage, rassemble sa communauté et perpétue les traditions locales.

Si le Souk El Tayeb et Tawlet font venir les producteurs et cuisinières en ville, Kamal Mouzawak veut aussi emmener les citadins à la campagne, « sur la terre qui les nourrit ».
Dans cet objectif, il crée les événements ‘Food & Feast’ qui mettent en lumière les cultures locales et traditions culinaires des différents villages du Liban.

Il crée aussi des Beit, des maisons d’hôtes pour préserver l’architecture et le style de vie des régions libanaises, à Douma, El Qamar et Ammiq.

Kamal Mouzawak ne manque donc pas d’idées et d’énergie pour fédérer son pays. S’appliquant cette phrase de Gandhi qui le guide : « Sois le changement que tu aimerais voir dans le monde », il est un acteur majeur d’un changement positif, pacifique et respectueux de toutes les traditions. Au Liban pour le moment et peut-être ailleurs bientôt… Voilà un ‘food activist’ et un entrepreneur social à suivre !

*Mouneh : bocal de conserve de fruits ou légumes de saison. Au Liban, tradition de conservation ancestrale permettant de stocker les produits alimentaires dans le cellier et de les utiliser dans la cuisine tout au long de l’année. 

avril 2017

En quelques dates
  • 1975-1999 : guerre civile au Liban
  • 2004 : 1er marché de producteurs Souk El Tayeb à Beyrouth
  • 2007 : 1er événement ‘Food & Feast’ en région
  • 2009 : 1er restaurant Tawlet ouvert à Beyrouth
  • 2015 : Ouverture de la 1ère maison d’hôte Beit

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Recette du tabouleh
Au Liban, il n’y a pas de mezze, de tables festives ou de jours de fêtes sans tabouleh ! Et chaque famille à sa propre version. Kamal Mouzawak préférait une version croquante jusqu'à découvrir que la version au boulghour bien abondant est plus digeste et nourrissante. Voici donc la recette du tabouleh à sa façon … comme chacun se doit d’avoir la sienne ! Il se mange avec des feuilles de laitue, de chou blanc ou mieux encore avec les premiers feuilles de vigne, encore tendres et fraiches. Quant à la mère de Kamal Mouzawak, elle se délectait chaque dimanche de son petit bouquet de feuilles de poivrons verts, avec le tabouleh.

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